Quoi
de plus simple que de s'asseoir sur un banc publique et de constater
avec nostalgie et humilité le temps qui passe et les idées
préconçues et les murs et les masques qui tombent. Les mains
croisées sur la poitrine, puis derrière la nuque, jusqu'à les
oublier quand le regard absorbe le soleil, le ciel et les êtres
venant de partout et allant nulle part. Bercé par ses illusions
figées à la manière d'un kaléidoscope miroitant des images
pétrifiées, il creuse toujours plus loin, plus fort, plus vrai,
cloué au sol, à la terre et aux mouvements invisibles de ce que les
langages scientifiques ne révéleront jamais. Il se dicte les mots
de tout un monde qu'il voit et imagine en dehors de lui-même. Mais
quand la vision se trouble et que le regard se détourne du monde
extérieur, le bilan se fait enclume sculptée, lovée au creux des
quatre coins du cœur qui stimule le poids et l'intérêt nécessaire
du regard vers soi. Les yeux cerclés de fatigue, rouges et noirs, se
plissent et des gouttes de sueurs perlent aux extrêmes de ses tempes
et roulent lentement sur les traits ronds de son visage ovale. Il
tire un carnet en carton des profondeurs de son sac-à-dos qu'il
flanque par dessus son épaule avant de s'élancer dans les rues
désertes en attendant la nuit. Il en parcourt quelques pages en
slalomant entre les poubelles, les bornes à incendies, les bouches
d'égouts. Le crépuscule se fait languir. Il referme son petit
bouquin qui irise aussitôt sa pensée. Il marche au hasard sous les
lampadaires en rang de chaque côté des avenues et allume une
cigarette dont le feu le conforte dans ses réflexions et le mystère
qui le poussent à vagabonder ainsi. Une bouteille que sa main
agrippe fermement à lui faire mal aux articulations, il traverse une
route et s'engage sur un rond point énorme et fleuri au centre
duquel une fontaine propulse l'eau de ses tuyaux rouillés plus haut
que la cime des arbres bordant les trottoirs du giratoire qui dégage
une odeur amer, humide et légèrement sucrée. En un clin d’œil
et sans qu'il puisse vraiment s'en rendre compte, les nuages
balayèrent le bleu céleste avant de se dissoudre dans un râle
grave et court. L'air de l'été et la tranquillité du sommeil de
ceux qui sont déjà couchés ajoutaient au silence des
constellations, qui observaient le jeune homme reprendre une gorgée
de son vin de vigueur, de la fraîcheur et de la douceur. La lune
pointe quelques faibles rayons sur le bassin dans lequel baignaient
les parfums des pétales des arbres à fleurs multicolores de la
place.
Cela
faisait une éternité qu'il n'était pas retourné sur ses propres
traces, à la recherche des moments passés qu'il gardait en tête
sans arrêt sur image comme une sorte de montage en super-8 dont les
bobines muettes faisaient de petits déclics sourds et continus. Il
s'assit en tailleur. Nul besoin de rabattre les paupières dans une
telle pénombre. Ses pupilles dilatées et ses longs cils lui
donnaient des airs de chercheur d'or ahuri qui lui permettaient de
voir au loin et en détail le vert et le pourpre des arbustes lui
faisant face. Il restait tranquille et respirait profondément comme
pour se redonner une contenance afin de dépasser les farces de
l'ivresse. Il se remémorait ces instants au cour desquels des éclats
de voix résonnaient tant qu'il peinait à se rappeler les
conversations qui le faisait rire à se tenir les côtes et pleurer
à chaudes larmes. L'atmosphère générale le rendait incapable de
reconstituer ne serait-ce que des mots empruntés à la foule
vrombissante qui assiégeait ses pensées. La chaleur qui s'échappait
du sol lui caressait les bras nus et rendait son état d'esprit
imperméable au monde. Il restait là à essayer en vain de se
souvenir de choses. « C'était le bon vieux temps. »
Effectivement, ce temps vers lequel il se retourne inlassablement et
dont l'épreuve hasardeuse d'en retirer une quelconque satisfaction
le rend toujours frustré. Il avait, dans ces moments-là,
l'impression d'avoir à se rendre lui-même... des contes... comme
s'il devait répondre à une question dont il avait su un jour la
formule mais qu'il avait perdu au gré de ses délires et des liens
étoffés qu'il tissait pour se rappeler de tout et devenir ainsi le
maître de tous ses souvenirs.
Son
estomac ronronnait quand son cerveau cria famine à l'unisson avec
l'ondé de l'aigreur du tabac et de l'alcool qui sortait lentement de
ses narines. Il se toucha le front de la paume de sa main. Il tira
sur son t-shirt pour le faire bailler afin d'en retirer un peu d'air
pour se rafraîchir. Il commençait à se demander comment il en
était arrivé là. Il regarda autour de lui. « Pas un
chat... » Puis il baissa la tête et s'alluma une cigarette. Il
ignorait l'heure qu'il pouvait se faire et faisait semblant de s'en
moquer. Son sang s'épaississait et ses veines ressortaient davantage
sur sa peau à mesure qu'il tirait une bouffée brûlante sur son
clope. Il s'arrêta sur une double page de son carnet qu'il avait de
nouveau dégainé et qui le fit grimacer. « C'est nul.
Qu'est-ce qui m'a pris d'écrire un truc pareil ?! » Il
scruta les environs pour s'assurer qu'il était toujours seul. Il
décida de ranger son carnet quand sa main tomba sur un grand cahier.
Il l'attrapa machinalement et l'ouvrit au hasard pour tomber sur une
page qui cette fois-ci semblait lui avoir insufflé une décharge
électrique. Il se redressa aussitôt et écarquilla les yeux un peu
plus. Aussitôt qu'il eut finir de lire, il fourra toutes ses
affaires dans son sac. Il tourna la tête dans une direction, se
releva et entama une longue marche dont seul son taux d’alcoolémie
connaissait la destination. Il se pinçait les lèvres et son visage
changea d'expression. Il avait des airs de grand reporter convaincu
d'être sur l'affaire du siècle. Ses pensées, d'ordinaires voilées
par le doute et la peur de l'échec, valsait en rythme avec ses pas
qui martelaient une cadence qu'il tenait au détriment de sa
respiration. Il donna une pichenette à sa cigarette qui fit un bond
de quelques mètres sur l'asphalte et explosa en plusieurs petits tas
de braises qui moururent aussitôt. L'haleine fumante il se répétait
les mots qu'il venait de lire. « Un jour, tu verras. Tu seras
fou à lier ! »
Il
fit volte-face et retourna en direction du giratoire qu'il ne
reconnaissait déjà plus. Ce n'est pas là qu'il doit être. Il
entra dans une ruelle qui sentait fortement l'urine. Il décida de
s'y soulager avant de reprendre sa route. Le souffle court, il
ralentit sa démarche et force était de constater que l'adrénaline
de l'excitation à présent évaporée n'était en fait qu'une fausse
piste. « J'y comprends rien. » Il se mit une gifle,
releva la tête. Il était perdu et le temps d'un instant il venait
d'oublier tout ce qui venait de se passer. « Mais je suis où
bordel ?! » Il fit de son mieux pour que son cœur ne
s'extirpe pas lui-même d'entre ses côtes. Il restait immobile et
commença à marcher dans une rue au hasard... Pris soudainement de
colère, il lança son sac tellement fort et tellement loin qu'il
avait l'impression de s'être démis l'épaule. Il pris la direction
inverse et se retrouva nez à nez avec un grand gaillard d'une tête
de haut de plus que lui et contre lequel il buta avant de faire un
grand pas en arrière. « Oh pardon. » Son sang ne fit
qu'un tour. Il était terrorisé. Il était perdu et ne savait plus
où aller. « Tout va bien ici ?
- Oui, oui.
- On dirait pas vue ta tête. »
Donc
on saute carrément toutes les étapes. On oublie les règles de la
politesse et on se tutoie ? Sa colère reprit le dessus. « Si,
si. Tout va bien...
- Et tu vas où comme ça ? interrompit l'autre.
- Je... Je rentre chez moi. D'ailleurs je vais y aller si vous permettez.
- C'est toi qui m'ait rentré dedans.
- Désolé. Bonne soirée. »
Puis
il y eut un long silence que l'autre d'en face rendait insupportable
en toisant le vagabond. « Je dois y aller. » Puis il
commença à courir n'importe où mais loin de cet inconnu qui avait
surgit de nulle part. « Attends ! T'es sûr que ça va ? »
Il avait donné de la portée à sa voix et marcha en direction de
l'autre qui était déjà loin. « Reviens ! »
Il
s'était caché entre deux conteneurs dont l'odeur pestilentielle lui
faisait tourner la tête. Pourquoi a-t-il fallut qu'il tombe sur
quelqu'un. Il eut un flash et réalisa ce qu'il avait fait à son
sac-à-dos . Il ne pouvait pas rester terré ici comme un misérable.
Il passa la tête prudemment en se tenant à la gouttière du
bâtiment contre lequel il se tenait tant bien que mal. Il était
essoufflé et son vin cuvait qui commençait à lui donner mal au
crâne. Rien à signaler. Il commença à chercher son sac en
essayant de se rappeler par où il était passé. « Pourvu que
je ne croise personne d'autre... AÏE ! Putain ! » Il
venait de manquer un trottoir et de se tordre la cheville. « Mais
c'est pas vrai ! » Il commençait à voir des mouches
devant les yeux. Il s'assit tant bien que mal et releva son pantalon.
Il s'était ouvert la cheville. « Ça fait mal ? »
L'inconnu surgit dans son dos et le jeune homme laissa échapper un
cri d'effroi. « Mais vous êtes malade ? »